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La science-fiction génère une banque d’artefacts techniques impressionnante au travers de son histoire. Si certains auteurs visionnaires ont anticipé avec brio nos systèmes socio-technologiques, une certaine “panne des imaginaires technologiques” se fait sentir au sein de la science-fiction contemporaine. Par l’exemple du casque de réalité virtuelle, le chercheur Nicolas Nova revient sur l’émergence d’une telle panne et de ses incidences sur notre quotidien technique.
Il y a une vingtaine d’années, dans un film librement inspiré d'une nouvelle de William Gibson et intitulé Johnny Mnemonic, on pouvait voir Keanu Reeves se débattre avec une paire de lunettes branchées dans un connecteur neural situé à la base de sa nuque. L'interface de réalité virtuelle permettait au "messager mnémonique" joué par M. Reeves de manipuler des structures de données complexes, représentées sous forme de triangles 3D intrigants. À l'époque, en plein dans la mouvance cyberpunk, ce genre d’appareillage témoignait d’une sorte d’horizon d’attente – un idéal à atteindre – qui reposait sur l’idée de fournir aux utilisateurs un moyen de simuler la présence physique dans des lieux virtuels.
Ces interfaces étaient également conçues pour visiter des mondes imaginaires grâce à des écrans stéréoscopiques spéciaux généralement en forme de lunettes ou de casques. Au cours des vingt dernières années, des multiples laboratoires de recherche et d’entreprises technologiques ont mis au point toutes sortes d’interfaces du même acabit. Ces prototypes et produits portaient des noms évocateurs tels que Eyephone (fabriqué par une société aujourd'hui disparue, VPL Research, 1984-1990), Virtual Visual Environment Display (NASA, 1985), Stuntmaster (un casque pour la première console de jeu vidéo Nintendo 1991), la console Virtual Boy également de Nintendo (1995), etc. Toute une panoplie technique remise au goût du jour dans les dix dernières années avec une troisième vague de casques tels que le Rift de la société Oculus, le Vive de HTC ou la PS4 VR de Sony. Cet appareillage visuel s’inscrit dans une lignée technique d’augmentation de la vision qui correspond à un trope récurrent de la science-fiction, comme en attestent d'innombrables exemples tels les "yeux Zeiss" figurant dans "Burning Chrome" (1982) de William Gibson ou le casque de Michael Douglas dans "Disclosure" (1994).
Ce mouvement de va-et-vient entre production imaginaire et ingénierie dans le champ des interfaces témoigne d’un phénomène de circulation des idées qui passe aussi par les multiples travaux en laboratoire de recherche. Dans le cas des casques et autres lunettes améliorées, les créations de Steve Mann (Université de Toronto) ou de Thad Starner (Georgia Tech), qui furent en contact régulier avec des romanciers comme Vernor Vinge, peut être considéré comme un exemple saillant de l’influence réciproque entre science-fiction et recherche en informatique. Une autre manière de le remarquer consiste, comme l’a fait Jeremy N. Bailenson, à relire les publications académiques dans le champ des interfaces humain-machines (IHM) et à compter le nombre de références aux notions et métaphores du cyberpunk.
La circulation des figures techniques de la science-fiction dans le domaine de l'ingénierie ne se limite évidemment pas aux casques de réalité virtuelle. J’ai trouvé sur Graphjam un meme internet qui propose une représentation humoristique des accessoires classiquement rencontrés dans les romans et les films d’anticipation: le visiophone, les voitures volantes, la réalité virtuelle, les robots humanoïdes, les capes d’invisibilité, la réalité augmentée. Et quelqu’un a rajouté le frigo intelligent, même si je n’ai pas beaucoup de films en tête à ce sujet. Tout cela ne repose pas sur des statistiques très rigoureuses, mais on peut certainement saisir l'importance de ces archétypes en essayant des requêtes sur Google Scholar basées sur de tels idiomes. Pour les ingénieurs et les designers, de tels dispositifs fictifs sont sans doute un équivalent technologique de ce que les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment des "personnages conceptuels" : des entités virtuelles qui apparaissent de façon répétée, et qui servent de points de référence culturels. Mais contrairement à leur pendant philosophique (des figures mythologiques telles que Prométhée ou Cassandre), les dispositifs fictifs semblent davantage convoqués pour justifier la pertinence de tel ou tel gadget technique idéal que pour produire une réflexion sur le monde. Comme l’ont décrit d’autres avant moi, les objets techniques fictifs fonctionnent comme une métaphore pour explorer des domaines spécifiques : elles « influencent, inspirent, initient ». La production fictive d’un William Gibson ou d’un Neal Stephenson sur le cyberespace en atteste, leur prose ayant considérablement influencé l'évolution de divers mondes virtuels des années 1990 à nos jours, de "Active World" à "Second Life". En outre, le fait même de voir la science-fiction comme un réservoir d’idées et de propositions pour le design et l’ingénierie semble aujourd’hui largement courant ; comme le prouvent des ouvrages tel que Make It So. Interaction Design Lessons from Science Fiction de Nathan Shedroff et Chris Noessel. En compilant de multiples références tirées de films et de séries de science-fiction, leur livre décrit explicitement comment les concepteurs peuvent en tirer des leçons afin de rendre leur travail plus avant-gardiste. Sans vouloir résumer la science-fiction à une telle banque d’idées, j’ai de mon côté réalisé le commissariat d’une exposition revenant sur les circulations entre design, ingénierie et science-fiction à la Cité du Design de Saint Etienne en 2015 ; laquelle montrait justement la réciprocité des relations. On pouvait ainsi voir des interfaces fictives inspirant un produit commercial, des inventions de laboratoire reprises dans des films, mais aussi des collaborations entre réalisateurs et designers.
Pour autant, comme on peut l'observer dans nos interactions quotidiennes avec divers objets techniques, il y a un écart entre les représentations fictives et les dispositifs réels que nous utilisons. C’est un sentiment si courant qu’on le retrouve fréquemment dans la culture populaire. Deux exemples me viennent à l’esprit à ce propos : ce livre intitulé Where's my jetpack? qui recense tous ces objets d’avenir que nous n’avons pas encore (ou que l’on a évité), ou cette chanson de hip-hop de Mike Ladd qui dit "I'm 5000 miles west / Of my future / Where's my floating car / My utopia?”. Certes, les voitures volantes existent, mais la configuration de certaines villes, diverses réglementations, et les polices d'assurance les rendent impossibles à utiliser. De leur côté, des entreprises technologiques comme Honda produisent des robots humanoïdes, mais on ne les trouve nulle part ailleurs qu'à Las Vegas et dans des vidéos sur YouTube. Bien sûr, vous pouvez télécharger sur votre smartphone des apps de traduction audio en temps réel, mais la combinaison du bruit ambiant, de la difficulté à saisir le contexte linguistique et des problèmes techniques divers rend leur utilisation délicate. Et ne parlons même pas des connexions neurales, des systèmes de téléportation, des hôtels de station spatiale.
Dans une certaine mesure, on peut voir un tel écart entre la fiction et le réel en raison d'un phénomène similaire au "culte des cargos" vécu par la population mélanésienne après la Seconde Guerre mondiale. Ce terme, titre d’une chanson de Serge Gainsbourg, fait référence aux rites documentés par divers anthropologues et pratiqués par les populations mélanésiennes, en réaction au départ des envahisseurs de leur île à la fin du conflit et à la décolonisation. La présence de militaires américains et japonais dans ces îles du pacifique avait fait découvrir aux tribus indigènes une diversité matérielle jusque-là inconnue de ces personnes : radio, avions, tours de contrôle. De même, la propension des militaires à larguer des boites de conserves, des médicaments ou des vêtements sur les îles avait habitué ces individus à tout un ensemble de produits nouveaux et auxquels ils s’habituèrent bien vite. Or, lorsque les militaires quittèrent les lieux, ces populations ne comprirent pas l’arrêt soudain de cet afflux de biens. Afin de les faire revenir, ils imaginèrent divers rituels magiques ; pour cela, certains construisirent des imitations à taille réelle de l’équipement des soldats : tours en bois, radios faites de noix de coco, avions en paille, … en espérant déboucher sur les mêmes effets, qui ne se matérialisèrent malheureusement jamais. L'idée que les technologies fictives peuvent être considérées comme une forme de culte des cargos a été développée par un groupe de chercheurs explorant les interactions humain-robot. Dans leurs travaux, ils affirment ainsi que "la façon dont les robots sont présentés comme un phénomène culturel peut soutenir et déclencher des visions irréalistes" tout comme l’espoir de voir des cargaisons diverses tomber du ciel chez les Mélanésiens.
Au-delà de la robotique, il me semble que l’on pourrait étendre ce constat à toutes sortes de machineries tels que les technologies intelligentes, les mondes virtuels 3D, la réalité augmentée, les voitures volantes, les monorails, les jetpacks, ou l'intelligence artificielle. Tout un ensemble de Saint Graals fictifs ou, comme l’ont proposé récemment Elie During et Alain Bublex des « rétrotypes du futur ».
Ce culte des technologies fictives n'est pas nécessairement un problème en termes d'exploration conceptuelle et scientifique. D'autant plus que cette forme d'inspiration a conduit à d'autres découvertes qui ont rapidement eu un impact sur notre vie quotidienne. La reconnaissance automatique de caractères qui permet de faire "lire" à des yeux machiniques des adresses manuscrites et la conception de prothèses fortes utiles en attestent.
Si ces "effets secondaires" sont intéressants du point de vue de l’histoire des sciences et des techniques, la quête effrénée qui vise à mettre en œuvre les idées issues de la fiction m’interroge. Surtout à une époque de tarissement de la science-fiction elle-même. Des auteurs cyberpunk comme William Gibson et Bruce Sterling écrivent maintenant leurs histoires dans le présent voire le passé, sans spéculer sur la façon dont les gens pourraient vivre dans l'avenir plus lointain. Des genres entiers tels que le space opera, le post-apo et la science-fiction militaire ont du mal à se réinventer, sans parler du fait qu'aucune nouvelle tendance n'est apparue ces vingt dernières années, à l'exception du Steampunk et du New Weird, qui sont plus concernés par le passé que par une exploration des perspectives d'avenir. Il y a bien entendu des contre-exemples : des auteurs comme Paolo Bacigalupi ou Ted Chiang, par exemple, offrent des perspectives fascinantes. Leur travail est excellent et stimulant, surtout parce qu'ils décrivent de façon convaincante les implications des récents développements technologiques.À leur manière, les romans sur les conséquences du changement climatique (cli-fi) offrent également des représentations intrigantes de l'avenir. Mais ces cas restent malheureusement exceptionnels en regard du gros du fandom SF, pour lequel les projections futures (et donc les imaginaires du présent à partir desquels elles s’établissent) sont plus conservatrices.
Cela dit, je ne veux pas prétendre ici que nous avons besoin de plus de gadgets technologiques, et de romans de science-fiction qui ressemblent à des catalogues de produits fictifs pour inspirer nos ingénieurs et designers ! Je m'intéresse plutôt à cette espèce d'effondrement de l'imagination qui semble caractériser ce début du 21ème siècle, particulièrement dans les entreprises technologiques qui recyclent à tour de bras des représentations passées d’un instrumentarium technique dont elles ont du mal à s’extirper. Vous connaissez tous les symptômes de ce phénomène, le plus visible étant pour moi la stérilité et l’hygiénisme graphique utilisé pour promouvoir les projets de Smart Cities et les vidéos d'entreprise des multinationales sur leurs "produits de demain" à base de réalité augmentée, d’écrans holographiques, ou de machines prédictives basées sur les techniques d’intelligence artificielle.
Où est passé l'avenir ? La science-fiction aurait-elle perdu son attrait pour inspirer les technologues en tout genre ? Pour penser des alternatives ? On ne sait pas trop, par contre, il me paraît clair que d’autres acteurs de l’imaginaire se posent ces questions, que leur travail est un réservoir fertile. Designers, artistes, architectes, par leur créations multiples ne cessent de produire des imaginaires et des possibles. Et ce n’est pas nouveau, comme nous allons le voir avec quelques exemples.
Il y a une vingtaine d’années, dans un film librement inspiré d'une nouvelle de William Gibson et intitulé Johnny Mnemonic, on pouvait voir Keanu Reeves se débattre avec une paire de lunettes branchées dans un connecteur neural situé à la base de sa nuque. L'interface de réalité virtuelle permettait au "messager mnémonique" joué par M. Reeves de manipuler des structures de données complexes, représentées sous forme de triangles 3D intrigants. À l'époque, en plein dans la mouvance cyberpunk, ce genre d’appareillage témoignait d’une sorte d’horizon d’attente – un idéal à atteindre – qui reposait sur l’idée de fournir aux utilisateurs un moyen de simuler la présence physique dans des lieux virtuels.
Ces interfaces étaient également conçues pour visiter des mondes imaginaires grâce à des écrans stéréoscopiques spéciaux généralement en forme de lunettes ou de casques. Au cours des vingt dernières années, des multiples laboratoires de recherche et d’entreprises technologiques ont mis au point toutes sortes d’interfaces du même acabit. Ces prototypes et produits portaient des noms évocateurs tels que Eyephone (fabriqué par une société aujourd'hui disparue, VPL Research, 1984-1990), Virtual Visual Environment Display (NASA, 1985), Stuntmaster (un casque pour la première console de jeu vidéo Nintendo 1991), la console Virtual Boy également de Nintendo (1995), etc. Toute une panoplie technique remise au goût du jour dans les dix dernières années avec une troisième vague de casques tels que le Rift de la société Oculus, le Vive de HTC ou la PS4 VR de Sony. Cet appareillage visuel s’inscrit dans une lignée technique d’augmentation de la vision qui correspond à un trope récurrent de la science-fiction, comme en attestent d'innombrables exemples tels les "yeux Zeiss" figurant dans "Burning Chrome" (1982) de William Gibson ou le casque de Michael Douglas dans "Disclosure" (1994).
Ce mouvement de va-et-vient entre production imaginaire et ingénierie dans le champ des interfaces témoigne d’un phénomène de circulation des idées qui passe aussi par les multiples travaux en laboratoire de recherche. Dans le cas des casques et autres lunettes améliorées, les créations de Steve Mann (Université de Toronto) ou de Thad Starner (Georgia Tech), qui furent en contact régulier avec des romanciers comme Vernor Vinge, peut être considéré comme un exemple saillant de l’influence réciproque entre science-fiction et recherche en informatique. Une autre manière de le remarquer consiste, comme l’a fait Jeremy N. Bailenson, à relire les publications académiques dans le champ des interfaces humain-machines (IHM) et à compter le nombre de références aux notions et métaphores du cyberpunk.
La circulation des figures techniques de la science-fiction dans le domaine de l'ingénierie ne se limite évidemment pas aux casques de réalité virtuelle. J’ai trouvé sur Graphjam un meme internet qui propose une représentation humoristique des accessoires classiquement rencontrés dans les romans et les films d’anticipation: le visiophone, les voitures volantes, la réalité virtuelle, les robots humanoïdes, les capes d’invisibilité, la réalité augmentée. Et quelqu’un a rajouté le frigo intelligent, même si je n’ai pas beaucoup de films en tête à ce sujet. Tout cela ne repose pas sur des statistiques très rigoureuses, mais on peut certainement saisir l'importance de ces archétypes en essayant des requêtes sur Google Scholar basées sur de tels idiomes. Pour les ingénieurs et les designers, de tels dispositifs fictifs sont sans doute un équivalent technologique de ce que les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment des "personnages conceptuels" : des entités virtuelles qui apparaissent de façon répétée, et qui servent de points de référence culturels. Mais contrairement à leur pendant philosophique (des figures mythologiques telles que Prométhée ou Cassandre), les dispositifs fictifs semblent davantage convoqués pour justifier la pertinence de tel ou tel gadget technique idéal que pour produire une réflexion sur le monde. Comme l’ont décrit d’autres avant moi, les objets techniques fictifs fonctionnent comme une métaphore pour explorer des domaines spécifiques : elles « influencent, inspirent, initient ». La production fictive d’un William Gibson ou d’un Neal Stephenson sur le cyberespace en atteste, leur prose ayant considérablement influencé l'évolution de divers mondes virtuels des années 1990 à nos jours, de "Active World" à "Second Life". En outre, le fait même de voir la science-fiction comme un réservoir d’idées et de propositions pour le design et l’ingénierie semble aujourd’hui largement courant ; comme le prouvent des ouvrages tel que Make It So. Interaction Design Lessons from Science Fiction de Nathan Shedroff et Chris Noessel. En compilant de multiples références tirées de films et de séries de science-fiction, leur livre décrit explicitement comment les concepteurs peuvent en tirer des leçons afin de rendre leur travail plus avant-gardiste. Sans vouloir résumer la science-fiction à une telle banque d’idées, j’ai de mon côté réalisé le commissariat d’une exposition revenant sur les circulations entre design, ingénierie et science-fiction à la Cité du Design de Saint Etienne en 2015 ; laquelle montrait justement la réciprocité des relations. On pouvait ainsi voir des interfaces fictives inspirant un produit commercial, des inventions de laboratoire reprises dans des films, mais aussi des collaborations entre réalisateurs et designers.
Pour autant, comme on peut l'observer dans nos interactions quotidiennes avec divers objets techniques, il y a un écart entre les représentations fictives et les dispositifs réels que nous utilisons. C’est un sentiment si courant qu’on le retrouve fréquemment dans la culture populaire. Deux exemples me viennent à l’esprit à ce propos : ce livre intitulé Where's my jetpack? qui recense tous ces objets d’avenir que nous n’avons pas encore (ou que l’on a évité), ou cette chanson de hip-hop de Mike Ladd qui dit "I'm 5000 miles west / Of my future / Where's my floating car / My utopia?”. Certes, les voitures volantes existent, mais la configuration de certaines villes, diverses réglementations, et les polices d'assurance les rendent impossibles à utiliser. De leur côté, des entreprises technologiques comme Honda produisent des robots humanoïdes, mais on ne les trouve nulle part ailleurs qu'à Las Vegas et dans des vidéos sur YouTube. Bien sûr, vous pouvez télécharger sur votre smartphone des apps de traduction audio en temps réel, mais la combinaison du bruit ambiant, de la difficulté à saisir le contexte linguistique et des problèmes techniques divers rend leur utilisation délicate. Et ne parlons même pas des connexions neurales, des systèmes de téléportation, des hôtels de station spatiale.
Dans une certaine mesure, on peut voir un tel écart entre la fiction et le réel en raison d'un phénomène similaire au "culte des cargos" vécu par la population mélanésienne après la Seconde Guerre mondiale. Ce terme, titre d’une chanson de Serge Gainsbourg, fait référence aux rites documentés par divers anthropologues et pratiqués par les populations mélanésiennes, en réaction au départ des envahisseurs de leur île à la fin du conflit et à la décolonisation. La présence de militaires américains et japonais dans ces îles du pacifique avait fait découvrir aux tribus indigènes une diversité matérielle jusque-là inconnue de ces personnes : radio, avions, tours de contrôle. De même, la propension des militaires à larguer des boites de conserves, des médicaments ou des vêtements sur les îles avait habitué ces individus à tout un ensemble de produits nouveaux et auxquels ils s’habituèrent bien vite. Or, lorsque les militaires quittèrent les lieux, ces populations ne comprirent pas l’arrêt soudain de cet afflux de biens. Afin de les faire revenir, ils imaginèrent divers rituels magiques ; pour cela, certains construisirent des imitations à taille réelle de l’équipement des soldats : tours en bois, radios faites de noix de coco, avions en paille, … en espérant déboucher sur les mêmes effets, qui ne se matérialisèrent malheureusement jamais. L'idée que les technologies fictives peuvent être considérées comme une forme de culte des cargos a été développée par un groupe de chercheurs explorant les interactions humain-robot. Dans leurs travaux, ils affirment ainsi que "la façon dont les robots sont présentés comme un phénomène culturel peut soutenir et déclencher des visions irréalistes" tout comme l’espoir de voir des cargaisons diverses tomber du ciel chez les Mélanésiens.
Au-delà de la robotique, il me semble que l’on pourrait étendre ce constat à toutes sortes de machineries tels que les technologies intelligentes, les mondes virtuels 3D, la réalité augmentée, les voitures volantes, les monorails, les jetpacks, ou l'intelligence artificielle. Tout un ensemble de Saint Graals fictifs ou, comme l’ont proposé récemment Elie During et Alain Bublex des « rétrotypes du futur ».
Ce culte des technologies fictives n'est pas nécessairement un problème en termes d'exploration conceptuelle et scientifique. D'autant plus que cette forme d'inspiration a conduit à d'autres découvertes qui ont rapidement eu un impact sur notre vie quotidienne. La reconnaissance automatique de caractères qui permet de faire "lire" à des yeux machiniques des adresses manuscrites et la conception de prothèses fortes utiles en attestent.
Si ces "effets secondaires" sont intéressants du point de vue de l’histoire des sciences et des techniques, la quête effrénée qui vise à mettre en œuvre les idées issues de la fiction m’interroge. Surtout à une époque de tarissement de la science-fiction elle-même. Des auteurs cyberpunk comme William Gibson et Bruce Sterling écrivent maintenant leurs histoires dans le présent voire le passé, sans spéculer sur la façon dont les gens pourraient vivre dans l'avenir plus lointain. Des genres entiers tels que le space opera, le post-apo et la science-fiction militaire ont du mal à se réinventer, sans parler du fait qu'aucune nouvelle tendance n'est apparue ces vingt dernières années, à l'exception du Steampunk et du New Weird, qui sont plus concernés par le passé que par une exploration des perspectives d'avenir. Il y a bien entendu des contre-exemples : des auteurs comme Paolo Bacigalupi ou Ted Chiang, par exemple, offrent des perspectives fascinantes. Leur travail est excellent et stimulant, surtout parce qu'ils décrivent de façon convaincante les implications des récents développements technologiques.À leur manière, les romans sur les conséquences du changement climatique (cli-fi) offrent également des représentations intrigantes de l'avenir. Mais ces cas restent malheureusement exceptionnels en regard du gros du fandom SF, pour lequel les projections futures (et donc les imaginaires du présent à partir desquels elles s’établissent) sont plus conservatrices.
Cela dit, je ne veux pas prétendre ici que nous avons besoin de plus de gadgets technologiques, et de romans de science-fiction qui ressemblent à des catalogues de produits fictifs pour inspirer nos ingénieurs et designers ! Je m'intéresse plutôt à cette espèce d'effondrement de l'imagination qui semble caractériser ce début du 21ème siècle, particulièrement dans les entreprises technologiques qui recyclent à tour de bras des représentations passées d’un instrumentarium technique dont elles ont du mal à s’extirper. Vous connaissez tous les symptômes de ce phénomène, le plus visible étant pour moi la stérilité et l’hygiénisme graphique utilisé pour promouvoir les projets de Smart Cities et les vidéos d'entreprise des multinationales sur leurs "produits de demain" à base de réalité augmentée, d’écrans holographiques, ou de machines prédictives basées sur les techniques d’intelligence artificielle.
Où est passé l'avenir ? La science-fiction aurait-elle perdu son attrait pour inspirer les technologues en tout genre ? Pour penser des alternatives ? On ne sait pas trop, par contre, il me paraît clair que d’autres acteurs de l’imaginaire se posent ces questions, que leur travail est un réservoir fertile. Designers, artistes, architectes, par leur créations multiples ne cessent de produire des imaginaires et des possibles. Et ce n’est pas nouveau, comme nous allons le voir avec quelques exemples.
La science-fiction génère une banque d’artefacts techniques impressionnante au travers de son histoire. Si certains auteurs visionnaires ont anticipé avec brio nos systèmes socio-technologiques, une certaine “panne des imaginaires technologiques” se fait sentir au sein de la science-fiction contemporaine. Par l’exemple du casque de réalité virtuelle, le chercheur Nicolas Nova revient sur l’émergence d’une telle panne et de ses incidences sur notre quotidien technique.
Il y a une vingtaine d’années, dans un film librement inspiré d'une nouvelle de William Gibson et intitulé Johnny Mnemonic, on pouvait voir Keanu Reeves se débattre avec une paire de lunettes branchées dans un connecteur neural situé à la base de sa nuque. L'interface de réalité virtuelle permettait au "messager mnémonique" joué par M. Reeves de manipuler des structures de données complexes, représentées sous forme de triangles 3D intrigants. À l'époque, en plein dans la mouvance cyberpunk, ce genre d’appareillage témoignait d’une sorte d’horizon d’attente – un idéal à atteindre – qui reposait sur l’idée de fournir aux utilisateurs un moyen de simuler la présence physique dans des lieux virtuels.
Ces interfaces étaient également conçues pour visiter des mondes imaginaires grâce à des écrans stéréoscopiques spéciaux généralement en forme de lunettes ou de casques. Au cours des vingt dernières années, des multiples laboratoires de recherche et d’entreprises technologiques ont mis au point toutes sortes d’interfaces du même acabit. Ces prototypes et produits portaient des noms évocateurs tels que Eyephone (fabriqué par une société aujourd'hui disparue, VPL Research, 1984-1990), Virtual Visual Environment Display (NASA, 1985), Stuntmaster (un casque pour la première console de jeu vidéo Nintendo 1991), la console Virtual Boy également de Nintendo (1995), etc. Toute une panoplie technique remise au goût du jour dans les dix dernières années avec une troisième vague de casques tels que le Rift de la société Oculus, le Vive de HTC ou la PS4 VR de Sony. Cet appareillage visuel s’inscrit dans une lignée technique d’augmentation de la vision qui correspond à un trope récurrent de la science-fiction, comme en attestent d'innombrables exemples tels les "yeux Zeiss" figurant dans "Burning Chrome" (1982) de William Gibson ou le casque de Michael Douglas dans "Disclosure" (1994).
Ce mouvement de va-et-vient entre production imaginaire et ingénierie dans le champ des interfaces témoigne d’un phénomène de circulation des idées qui passe aussi par les multiples travaux en laboratoire de recherche. Dans le cas des casques et autres lunettes améliorées, les créations de Steve Mann (Université de Toronto) ou de Thad Starner (Georgia Tech), qui furent en contact régulier avec des romanciers comme Vernor Vinge, peut être considéré comme un exemple saillant de l’influence réciproque entre science-fiction et recherche en informatique. Une autre manière de le remarquer consiste, comme l’a fait Jeremy N. Bailenson, à relire les publications académiques dans le champ des interfaces humain-machines (IHM) et à compter le nombre de références aux notions et métaphores du cyberpunk.
La circulation des figures techniques de la science-fiction dans le domaine de l'ingénierie ne se limite évidemment pas aux casques de réalité virtuelle. J’ai trouvé sur Graphjam un meme internet qui propose une représentation humoristique des accessoires classiquement rencontrés dans les romans et les films d’anticipation: le visiophone, les voitures volantes, la réalité virtuelle, les robots humanoïdes, les capes d’invisibilité, la réalité augmentée. Et quelqu’un a rajouté le frigo intelligent, même si je n’ai pas beaucoup de films en tête à ce sujet. Tout cela ne repose pas sur des statistiques très rigoureuses, mais on peut certainement saisir l'importance de ces archétypes en essayant des requêtes sur Google Scholar basées sur de tels idiomes. Pour les ingénieurs et les designers, de tels dispositifs fictifs sont sans doute un équivalent technologique de ce que les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment des "personnages conceptuels" : des entités virtuelles qui apparaissent de façon répétée, et qui servent de points de référence culturels. Mais contrairement à leur pendant philosophique (des figures mythologiques telles que Prométhée ou Cassandre), les dispositifs fictifs semblent davantage convoqués pour justifier la pertinence de tel ou tel gadget technique idéal que pour produire une réflexion sur le monde. Comme l’ont décrit d’autres avant moi, les objets techniques fictifs fonctionnent comme une métaphore pour explorer des domaines spécifiques : elles « influencent, inspirent, initient ». La production fictive d’un William Gibson ou d’un Neal Stephenson sur le cyberespace en atteste, leur prose ayant considérablement influencé l'évolution de divers mondes virtuels des années 1990 à nos jours, de "Active World" à "Second Life". En outre, le fait même de voir la science-fiction comme un réservoir d’idées et de propositions pour le design et l’ingénierie semble aujourd’hui largement courant ; comme le prouvent des ouvrages tel que Make It So. Interaction Design Lessons from Science Fiction de Nathan Shedroff et Chris Noessel. En compilant de multiples références tirées de films et de séries de science-fiction, leur livre décrit explicitement comment les concepteurs peuvent en tirer des leçons afin de rendre leur travail plus avant-gardiste. Sans vouloir résumer la science-fiction à une telle banque d’idées, j’ai de mon côté réalisé le commissariat d’une exposition revenant sur les circulations entre design, ingénierie et science-fiction à la Cité du Design de Saint Etienne en 2015 ; laquelle montrait justement la réciprocité des relations. On pouvait ainsi voir des interfaces fictives inspirant un produit commercial, des inventions de laboratoire reprises dans des films, mais aussi des collaborations entre réalisateurs et designers.
Pour autant, comme on peut l'observer dans nos interactions quotidiennes avec divers objets techniques, il y a un écart entre les représentations fictives et les dispositifs réels que nous utilisons. C’est un sentiment si courant qu’on le retrouve fréquemment dans la culture populaire. Deux exemples me viennent à l’esprit à ce propos : ce livre intitulé Where's my jetpack? qui recense tous ces objets d’avenir que nous n’avons pas encore (ou que l’on a évité), ou cette chanson de hip-hop de Mike Ladd qui dit "I'm 5000 miles west / Of my future / Where's my floating car / My utopia?”. Certes, les voitures volantes existent, mais la configuration de certaines villes, diverses réglementations, et les polices d'assurance les rendent impossibles à utiliser. De leur côté, des entreprises technologiques comme Honda produisent des robots humanoïdes, mais on ne les trouve nulle part ailleurs qu'à Las Vegas et dans des vidéos sur YouTube. Bien sûr, vous pouvez télécharger sur votre smartphone des apps de traduction audio en temps réel, mais la combinaison du bruit ambiant, de la difficulté à saisir le contexte linguistique et des problèmes techniques divers rend leur utilisation délicate. Et ne parlons même pas des connexions neurales, des systèmes de téléportation, des hôtels de station spatiale.
Dans une certaine mesure, on peut voir un tel écart entre la fiction et le réel en raison d'un phénomène similaire au "culte des cargos" vécu par la population mélanésienne après la Seconde Guerre mondiale. Ce terme, titre d’une chanson de Serge Gainsbourg, fait référence aux rites documentés par divers anthropologues et pratiqués par les populations mélanésiennes, en réaction au départ des envahisseurs de leur île à la fin du conflit et à la décolonisation. La présence de militaires américains et japonais dans ces îles du pacifique avait fait découvrir aux tribus indigènes une diversité matérielle jusque-là inconnue de ces personnes : radio, avions, tours de contrôle. De même, la propension des militaires à larguer des boites de conserves, des médicaments ou des vêtements sur les îles avait habitué ces individus à tout un ensemble de produits nouveaux et auxquels ils s’habituèrent bien vite. Or, lorsque les militaires quittèrent les lieux, ces populations ne comprirent pas l’arrêt soudain de cet afflux de biens. Afin de les faire revenir, ils imaginèrent divers rituels magiques ; pour cela, certains construisirent des imitations à taille réelle de l’équipement des soldats : tours en bois, radios faites de noix de coco, avions en paille, … en espérant déboucher sur les mêmes effets, qui ne se matérialisèrent malheureusement jamais. L'idée que les technologies fictives peuvent être considérées comme une forme de culte des cargos a été développée par un groupe de chercheurs explorant les interactions humain-robot. Dans leurs travaux, ils affirment ainsi que "la façon dont les robots sont présentés comme un phénomène culturel peut soutenir et déclencher des visions irréalistes" tout comme l’espoir de voir des cargaisons diverses tomber du ciel chez les Mélanésiens.
Au-delà de la robotique, il me semble que l’on pourrait étendre ce constat à toutes sortes de machineries tels que les technologies intelligentes, les mondes virtuels 3D, la réalité augmentée, les voitures volantes, les monorails, les jetpacks, ou l'intelligence artificielle. Tout un ensemble de Saint Graals fictifs ou, comme l’ont proposé récemment Elie During et Alain Bublex des « rétrotypes du futur ».
Ce culte des technologies fictives n'est pas nécessairement un problème en termes d'exploration conceptuelle et scientifique. D'autant plus que cette forme d'inspiration a conduit à d'autres découvertes qui ont rapidement eu un impact sur notre vie quotidienne. La reconnaissance automatique de caractères qui permet de faire "lire" à des yeux machiniques des adresses manuscrites et la conception de prothèses fortes utiles en attestent.
Si ces "effets secondaires" sont intéressants du point de vue de l’histoire des sciences et des techniques, la quête effrénée qui vise à mettre en œuvre les idées issues de la fiction m’interroge. Surtout à une époque de tarissement de la science-fiction elle-même. Des auteurs cyberpunk comme William Gibson et Bruce Sterling écrivent maintenant leurs histoires dans le présent voire le passé, sans spéculer sur la façon dont les gens pourraient vivre dans l'avenir plus lointain. Des genres entiers tels que le space opera, le post-apo et la science-fiction militaire ont du mal à se réinventer, sans parler du fait qu'aucune nouvelle tendance n'est apparue ces vingt dernières années, à l'exception du Steampunk et du New Weird, qui sont plus concernés par le passé que par une exploration des perspectives d'avenir. Il y a bien entendu des contre-exemples : des auteurs comme Paolo Bacigalupi ou Ted Chiang, par exemple, offrent des perspectives fascinantes. Leur travail est excellent et stimulant, surtout parce qu'ils décrivent de façon convaincante les implications des récents développements technologiques.À leur manière, les romans sur les conséquences du changement climatique (cli-fi) offrent également des représentations intrigantes de l'avenir. Mais ces cas restent malheureusement exceptionnels en regard du gros du fandom SF, pour lequel les projections futures (et donc les imaginaires du présent à partir desquels elles s’établissent) sont plus conservatrices.
Cela dit, je ne veux pas prétendre ici que nous avons besoin de plus de gadgets technologiques, et de romans de science-fiction qui ressemblent à des catalogues de produits fictifs pour inspirer nos ingénieurs et designers ! Je m'intéresse plutôt à cette espèce d'effondrement de l'imagination qui semble caractériser ce début du 21ème siècle, particulièrement dans les entreprises technologiques qui recyclent à tour de bras des représentations passées d’un instrumentarium technique dont elles ont du mal à s’extirper. Vous connaissez tous les symptômes de ce phénomène, le plus visible étant pour moi la stérilité et l’hygiénisme graphique utilisé pour promouvoir les projets de Smart Cities et les vidéos d'entreprise des multinationales sur leurs "produits de demain" à base de réalité augmentée, d’écrans holographiques, ou de machines prédictives basées sur les techniques d’intelligence artificielle.
Où est passé l'avenir ? La science-fiction aurait-elle perdu son attrait pour inspirer les technologues en tout genre ? Pour penser des alternatives ? On ne sait pas trop, par contre, il me paraît clair que d’autres acteurs de l’imaginaire se posent ces questions, que leur travail est un réservoir fertile. Designers, artistes, architectes, par leur créations multiples ne cessent de produire des imaginaires et des possibles. Et ce n’est pas nouveau, comme nous allons le voir avec quelques exemples.
Il y a une vingtaine d’années, dans un film librement inspiré d'une nouvelle de William Gibson et intitulé Johnny Mnemonic, on pouvait voir Keanu Reeves se débattre avec une paire de lunettes branchées dans un connecteur neural situé à la base de sa nuque. L'interface de réalité virtuelle permettait au "messager mnémonique" joué par M. Reeves de manipuler des structures de données complexes, représentées sous forme de triangles 3D intrigants. À l'époque, en plein dans la mouvance cyberpunk, ce genre d’appareillage témoignait d’une sorte d’horizon d’attente – un idéal à atteindre – qui reposait sur l’idée de fournir aux utilisateurs un moyen de simuler la présence physique dans des lieux virtuels.
Ces interfaces étaient également conçues pour visiter des mondes imaginaires grâce à des écrans stéréoscopiques spéciaux généralement en forme de lunettes ou de casques. Au cours des vingt dernières années, des multiples laboratoires de recherche et d’entreprises technologiques ont mis au point toutes sortes d’interfaces du même acabit. Ces prototypes et produits portaient des noms évocateurs tels que Eyephone (fabriqué par une société aujourd'hui disparue, VPL Research, 1984-1990), Virtual Visual Environment Display (NASA, 1985), Stuntmaster (un casque pour la première console de jeu vidéo Nintendo 1991), la console Virtual Boy également de Nintendo (1995), etc. Toute une panoplie technique remise au goût du jour dans les dix dernières années avec une troisième vague de casques tels que le Rift de la société Oculus, le Vive de HTC ou la PS4 VR de Sony. Cet appareillage visuel s’inscrit dans une lignée technique d’augmentation de la vision qui correspond à un trope récurrent de la science-fiction, comme en attestent d'innombrables exemples tels les "yeux Zeiss" figurant dans "Burning Chrome" (1982) de William Gibson ou le casque de Michael Douglas dans "Disclosure" (1994).
Ce mouvement de va-et-vient entre production imaginaire et ingénierie dans le champ des interfaces témoigne d’un phénomène de circulation des idées qui passe aussi par les multiples travaux en laboratoire de recherche. Dans le cas des casques et autres lunettes améliorées, les créations de Steve Mann (Université de Toronto) ou de Thad Starner (Georgia Tech), qui furent en contact régulier avec des romanciers comme Vernor Vinge, peut être considéré comme un exemple saillant de l’influence réciproque entre science-fiction et recherche en informatique. Une autre manière de le remarquer consiste, comme l’a fait Jeremy N. Bailenson, à relire les publications académiques dans le champ des interfaces humain-machines (IHM) et à compter le nombre de références aux notions et métaphores du cyberpunk.
La circulation des figures techniques de la science-fiction dans le domaine de l'ingénierie ne se limite évidemment pas aux casques de réalité virtuelle. J’ai trouvé sur Graphjam un meme internet qui propose une représentation humoristique des accessoires classiquement rencontrés dans les romans et les films d’anticipation: le visiophone, les voitures volantes, la réalité virtuelle, les robots humanoïdes, les capes d’invisibilité, la réalité augmentée. Et quelqu’un a rajouté le frigo intelligent, même si je n’ai pas beaucoup de films en tête à ce sujet. Tout cela ne repose pas sur des statistiques très rigoureuses, mais on peut certainement saisir l'importance de ces archétypes en essayant des requêtes sur Google Scholar basées sur de tels idiomes. Pour les ingénieurs et les designers, de tels dispositifs fictifs sont sans doute un équivalent technologique de ce que les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment des "personnages conceptuels" : des entités virtuelles qui apparaissent de façon répétée, et qui servent de points de référence culturels. Mais contrairement à leur pendant philosophique (des figures mythologiques telles que Prométhée ou Cassandre), les dispositifs fictifs semblent davantage convoqués pour justifier la pertinence de tel ou tel gadget technique idéal que pour produire une réflexion sur le monde. Comme l’ont décrit d’autres avant moi, les objets techniques fictifs fonctionnent comme une métaphore pour explorer des domaines spécifiques : elles « influencent, inspirent, initient ». La production fictive d’un William Gibson ou d’un Neal Stephenson sur le cyberespace en atteste, leur prose ayant considérablement influencé l'évolution de divers mondes virtuels des années 1990 à nos jours, de "Active World" à "Second Life". En outre, le fait même de voir la science-fiction comme un réservoir d’idées et de propositions pour le design et l’ingénierie semble aujourd’hui largement courant ; comme le prouvent des ouvrages tel que Make It So. Interaction Design Lessons from Science Fiction de Nathan Shedroff et Chris Noessel. En compilant de multiples références tirées de films et de séries de science-fiction, leur livre décrit explicitement comment les concepteurs peuvent en tirer des leçons afin de rendre leur travail plus avant-gardiste. Sans vouloir résumer la science-fiction à une telle banque d’idées, j’ai de mon côté réalisé le commissariat d’une exposition revenant sur les circulations entre design, ingénierie et science-fiction à la Cité du Design de Saint Etienne en 2015 ; laquelle montrait justement la réciprocité des relations. On pouvait ainsi voir des interfaces fictives inspirant un produit commercial, des inventions de laboratoire reprises dans des films, mais aussi des collaborations entre réalisateurs et designers.
Pour autant, comme on peut l'observer dans nos interactions quotidiennes avec divers objets techniques, il y a un écart entre les représentations fictives et les dispositifs réels que nous utilisons. C’est un sentiment si courant qu’on le retrouve fréquemment dans la culture populaire. Deux exemples me viennent à l’esprit à ce propos : ce livre intitulé Where's my jetpack? qui recense tous ces objets d’avenir que nous n’avons pas encore (ou que l’on a évité), ou cette chanson de hip-hop de Mike Ladd qui dit "I'm 5000 miles west / Of my future / Where's my floating car / My utopia?”. Certes, les voitures volantes existent, mais la configuration de certaines villes, diverses réglementations, et les polices d'assurance les rendent impossibles à utiliser. De leur côté, des entreprises technologiques comme Honda produisent des robots humanoïdes, mais on ne les trouve nulle part ailleurs qu'à Las Vegas et dans des vidéos sur YouTube. Bien sûr, vous pouvez télécharger sur votre smartphone des apps de traduction audio en temps réel, mais la combinaison du bruit ambiant, de la difficulté à saisir le contexte linguistique et des problèmes techniques divers rend leur utilisation délicate. Et ne parlons même pas des connexions neurales, des systèmes de téléportation, des hôtels de station spatiale.
Dans une certaine mesure, on peut voir un tel écart entre la fiction et le réel en raison d'un phénomène similaire au "culte des cargos" vécu par la population mélanésienne après la Seconde Guerre mondiale. Ce terme, titre d’une chanson de Serge Gainsbourg, fait référence aux rites documentés par divers anthropologues et pratiqués par les populations mélanésiennes, en réaction au départ des envahisseurs de leur île à la fin du conflit et à la décolonisation. La présence de militaires américains et japonais dans ces îles du pacifique avait fait découvrir aux tribus indigènes une diversité matérielle jusque-là inconnue de ces personnes : radio, avions, tours de contrôle. De même, la propension des militaires à larguer des boites de conserves, des médicaments ou des vêtements sur les îles avait habitué ces individus à tout un ensemble de produits nouveaux et auxquels ils s’habituèrent bien vite. Or, lorsque les militaires quittèrent les lieux, ces populations ne comprirent pas l’arrêt soudain de cet afflux de biens. Afin de les faire revenir, ils imaginèrent divers rituels magiques ; pour cela, certains construisirent des imitations à taille réelle de l’équipement des soldats : tours en bois, radios faites de noix de coco, avions en paille, … en espérant déboucher sur les mêmes effets, qui ne se matérialisèrent malheureusement jamais. L'idée que les technologies fictives peuvent être considérées comme une forme de culte des cargos a été développée par un groupe de chercheurs explorant les interactions humain-robot. Dans leurs travaux, ils affirment ainsi que "la façon dont les robots sont présentés comme un phénomène culturel peut soutenir et déclencher des visions irréalistes" tout comme l’espoir de voir des cargaisons diverses tomber du ciel chez les Mélanésiens.
Au-delà de la robotique, il me semble que l’on pourrait étendre ce constat à toutes sortes de machineries tels que les technologies intelligentes, les mondes virtuels 3D, la réalité augmentée, les voitures volantes, les monorails, les jetpacks, ou l'intelligence artificielle. Tout un ensemble de Saint Graals fictifs ou, comme l’ont proposé récemment Elie During et Alain Bublex des « rétrotypes du futur ».
Ce culte des technologies fictives n'est pas nécessairement un problème en termes d'exploration conceptuelle et scientifique. D'autant plus que cette forme d'inspiration a conduit à d'autres découvertes qui ont rapidement eu un impact sur notre vie quotidienne. La reconnaissance automatique de caractères qui permet de faire "lire" à des yeux machiniques des adresses manuscrites et la conception de prothèses fortes utiles en attestent.
Si ces "effets secondaires" sont intéressants du point de vue de l’histoire des sciences et des techniques, la quête effrénée qui vise à mettre en œuvre les idées issues de la fiction m’interroge. Surtout à une époque de tarissement de la science-fiction elle-même. Des auteurs cyberpunk comme William Gibson et Bruce Sterling écrivent maintenant leurs histoires dans le présent voire le passé, sans spéculer sur la façon dont les gens pourraient vivre dans l'avenir plus lointain. Des genres entiers tels que le space opera, le post-apo et la science-fiction militaire ont du mal à se réinventer, sans parler du fait qu'aucune nouvelle tendance n'est apparue ces vingt dernières années, à l'exception du Steampunk et du New Weird, qui sont plus concernés par le passé que par une exploration des perspectives d'avenir. Il y a bien entendu des contre-exemples : des auteurs comme Paolo Bacigalupi ou Ted Chiang, par exemple, offrent des perspectives fascinantes. Leur travail est excellent et stimulant, surtout parce qu'ils décrivent de façon convaincante les implications des récents développements technologiques.À leur manière, les romans sur les conséquences du changement climatique (cli-fi) offrent également des représentations intrigantes de l'avenir. Mais ces cas restent malheureusement exceptionnels en regard du gros du fandom SF, pour lequel les projections futures (et donc les imaginaires du présent à partir desquels elles s’établissent) sont plus conservatrices.
Cela dit, je ne veux pas prétendre ici que nous avons besoin de plus de gadgets technologiques, et de romans de science-fiction qui ressemblent à des catalogues de produits fictifs pour inspirer nos ingénieurs et designers ! Je m'intéresse plutôt à cette espèce d'effondrement de l'imagination qui semble caractériser ce début du 21ème siècle, particulièrement dans les entreprises technologiques qui recyclent à tour de bras des représentations passées d’un instrumentarium technique dont elles ont du mal à s’extirper. Vous connaissez tous les symptômes de ce phénomène, le plus visible étant pour moi la stérilité et l’hygiénisme graphique utilisé pour promouvoir les projets de Smart Cities et les vidéos d'entreprise des multinationales sur leurs "produits de demain" à base de réalité augmentée, d’écrans holographiques, ou de machines prédictives basées sur les techniques d’intelligence artificielle.
Où est passé l'avenir ? La science-fiction aurait-elle perdu son attrait pour inspirer les technologues en tout genre ? Pour penser des alternatives ? On ne sait pas trop, par contre, il me paraît clair que d’autres acteurs de l’imaginaire se posent ces questions, que leur travail est un réservoir fertile. Designers, artistes, architectes, par leur créations multiples ne cessent de produire des imaginaires et des possibles. Et ce n’est pas nouveau, comme nous allons le voir avec quelques exemples.